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Direction bicéphale: le topsharing gagne les directions des PME

Rahel Knecht
Rahel Knecht
Sladjana Baumann
Sladjana Baumann

Le partage d’emploi a vu le jour aux Etats-Unis dans les années 70 et essaime peu à peu en Suisse, jusqu’à gagner les C-level. Quelles sont ces entreprises qui confient leur direction générale à deux capitaines? Prend-on de meilleures décisions quand on est deux? Immersion dans les deux hémisphères du cerveau d’une entreprise.

Commençons par une devinette. Si vous étiez à ma place de journaliste, enquêtant sur la plus grande banque d’Allemagne – en l’occurrence Deutsche Bank –, vous contacteriez Anshu Jain, Jürgen Fitschen ou les deux? En 2011, la banque innove en nommant ces deux personnalités très différentes aux postes de codirecteurs généraux. Deux têtes donc pour le prix d’une (ou presque). L’idylle aura duré quatre ans, jusqu’à la démission d’Anshu Jain en 2015. Nous reviendrons plus tard sur les causes du divorce. Dans l’immédiat, intéressons-nous aux raisons qui poussent un nombre croissant d’entreprises à déléguer leur direction à deux capitaines.

Le modèle a depuis toujours son anglicisme: topsharing, soit le partage de tâches et de compétences au niveau C-level. C’est-à-dire des postes à responsabilités, voire au plus haut sommet de la pyramide hiérarchique. Ces «Chief of» se partagent donc les deux hémisphères du cerveau d’une entreprise. Et ce, peu importe que l’on s’appelle Deutsche Bank ou Pittet Entreprise. Le topsharing devient la réponse à la pression grandissante subie par les CEO pour faire face à leurs responsabilités dans un monde professionnel qui s’est complexifié, et à la nécessité des entreprises de gagner en agilité.

Fluidifier l’organisation

Mais prend-on de meilleures décisions pour l’entreprise quand on est deux? Si l’intelligence collective a le vent en poupe à l’échelle des collaborateurs et du management intermédiaire, elle revêt une dimension toute particulière au niveau des CEO. Dans ce modèle, on est deux à décider, deux à gérer et deux à payer les pots cassés. Autant dire qu’il n’y a pas de place pour un mauvais casting. Comment s’organise cette direction bicéphale? Pourquoi les CEO optent pour ce modèle? A force de trouver un consensus, arrive-t-on à décider? Qu’en est-il de l’ego du patron et de la gestion du pouvoir? Enfin, quels sont les impacts du topsharing sur le management et l’entreprise dans son ensemble? Parfois, le topsharing s’inscrit dans l’ADN de l’entreprise.

A l’instar de Realdeals, 17 collaborateurs, fondée en 2011 par deux entrepreneurs fribourgeois. La société, qui appartient désormais au groupe ESH Médias, gère un site d’achats groupés en ligne. Depuis avril 2019, l’entreprise compte deux CEO: Emilie Rison et Vivien Rosiak. Lors de l’intégration de Realdeals dans le groupe ESH Médias, il y a pourtant eu la tentative d’avoir un seul directeur général dans l’entreprise. Celui-ci est parti début 2019. Pour le remplacer, «l’actionnaire a voulu s’appuyer sur des talents émergents dans l’entreprise se traduisant par une simplification de l’organisation, explique Vivien Rosiak. Une structure de la taille de Realdeals nécessite un management en prise directe avec l’opérationnel, et le numérique exige de la réactivité et des compétences spécifiques. ESH Médias a trouvé la meilleure réponse à ce challenge en constituant notre binôme.»

Depuis avril 2019, la prise de décisions chez Realdeals se base sur les champs d’expertise complémentaires des deux co-CEO. Emilie Rison gère le marketing et la technique. Quant à Vivien Rosiak, il est responsable du secteur commercial: «L’entreprise a toujours fonctionné sur ces deux branches, explique-t-il. Cette répartition nous a paru naturelle.» «Chacun gère son domaine tout en assurant ses fonctions opérationnelles et la codirection générale», commente Emilie Rison. Avec un droit de regard sur le travail de l’autre. «Chaque début de semaine, nous avons une séance commune, détaille la co-CEO de Realdeals. Ce point hebdomadaire nous permet de discuter des thématiques importantes. Nous avons l’occasion d’échanger à de maintes reprises durant la semaine. Nos décisions et notre capacité à réagir doivent être à la mesure de notre secteur d’activité.»

Le piège du consensus

Emilie Rison et Vivien Rosiak ont beau se connaître pour avoir travaillé ensemble chez Realdeals, la codirection ne va pas de soi: «Nous nous sommes beaucoup penchés sur la compatibilité de nos caractères, se souvient Vivien Rosiak. C’est une question cruciale qu’il faut aborder de front, très en amont. Emilie et moi avons deux caractères forts, mais très différents.» Les deux co-CEO assurent la direction générale de Realdeals à temps plein. Afin de fonctionner ensemble, ils se sont fait accompagner pendant six mois par un coach externe: «Nous ne sommes pas lâchés dans la nature, ajoute Vivien Rosiak. On nous apprend par exemple à prendre de la hauteur afin de résoudre les problèmes à deux. Les désaccords qui pourraient survenir se règlent entre nous.»

Après six mois de codirection, le binôme à la tête de Realdeals ne regrette pas son choix: «Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’entreprise est moins hiérarchisée, constate Vivien Rosiak. De plus, la codirection favorise la prise d’initiatives. Le management en est ressorti grandi. Nous avons gagné en unité et en cohérence.» «En étant deux, il est plus facile de prendre du recul sur nos activités, et donc d’avoir une meilleure vision de l’entreprise», souligne Emilie Rison. Ce topsharing se traduit-il par un meilleur résultat d’exploitation? «Nous avons des premiers signes positifs, conclut Vivien Rosiak. Les projets avancent plus vite et nous réservons plusieurs innovations significatives pour la fin d’année, et ce pour plusieurs de nos marques.»

A l’image du binôme formé par Emilie Rison et Vivien Rosiak, le jobsharing favorise l’accès des femmes aux plus hauts postes à responsabilités. Et permet ainsi de conjuguer une carrière professionnelle avec une vie de famille. A Zurich, Ana Campos a brigué la codirection de Trivadis dès la naissance de son deuxième enfant: «Il était hors de question de ne pas avoir de temps pour eux.» Avec ses 700 collaborateurs répartis dans 16 espaces de travail dans cinq pays, Trivadis est spécialisée dans les services IT. En 2018, le conseil d’administration évalue l’option d’une codirection en misant sur deux candidatures internes.

Ana Campos est une nouvelle recrue chez Trivadis. Spécialisée dans les ressources humaines et la transformation numérique, la sportive de haut niveau n’a qu’une année d’ancienneté dans l’entreprise lorsqu’elle brigue la codirection. A ses côtés, Gerald Klump, vingt ans de service dans l’entreprise. «Il a fallu que l’on se rencontre pour faire connaissance, se souvient Ana Campos. Nous étions collègues auparavant, mais pas si proches que cela. A l’interne, Gerald était connu pour garder le cap. Moi, j’arrivais dans l’entreprise avec 15 000 questions et l’envie de changer les choses. J’ai pu faire peur à certains collaborateurs. Gerald et moi sommes très opposés et c’est en partie la raison du bon fonctionnement de notre binôme. Nous discutons rarement des mêmes choses. En fonction de nos compétences, il nous a fallu valider en amont les secteurs que nous allions diriger.»

Le binôme, qui assure la codirection à plein temps, se fait aussi accompagner dans ses débuts par un coach externe. «C’était un peu le miroir de notre fonctionnement, explique Ana Campos. Ensuite, nous avons dû apprendre à décider. Plus précisément, il nous a fallu trouver un processus de décision clair pour ne pas nous enliser dans le consensus et par cohérence vis-à-vis des collaborateurs.» Pour Ana Campos et Gerald Klump, l’un des enjeux consiste à communiquer d’une seule voix: «Au début, les plus anciens collaborateurs ont eu de la peine. Trivadis a été gérée de la même manière ces vingt dernières années. Pour eux, c’était dur de se familiariser avec un nouveau style.»

L’ego au placard

Vient ensuite la redistribution du cahier des charges. Le binôme partage des compétences très différentes et complémentaires. Chacun prend donc le leadership dans ses domaines de prédilection. D’autres secteurs sont codirigés. Mais sans écraser l’autre. «L’ego et le pouvoir n’ont pas leur place dans ce modèle, insiste Ana Campos. Ce sont les compétences qui font foi. C’est aussi très clair pour les collaborateurs. Selon les thématiques, ils savent à quelle porte frapper. Il faut aussi se faire confiance pour éviter l’ingérence dans les affaires de l’autre. C’est primordial.»

Ana Campos ajoute: «Je n’ai pas ce besoin de pouvoir ou cet ego des patrons à l’ancienne. Dans tous mes emplois, j’ai toujours poussé les gens à reprendre ma place. Désormais, je suis codirectrice générale, mais le titre ne figure pas sur ma carte de visite. Dans certains domaines, je suis plus compétente que mes collaborateurs. Dans d’autres, ce sont eux. Il faut faire preuve d’humilité.» Ana Campos et Gerald Klump sont très heureux à deux. «J’ai désormais du temps pour mes employés, et pour mes enfants, souligne la codirectrice. Je ne travaille pas le week-end. Nous mangeons en famille tous les soirs. C’est un bon équilibre.» C’est aussi un pari gagné pour Trivadis, puisque l’entreprise va conclure l’année sur une augmentation de son chiffre d’affaires. «A deux, nous sommes plus efficaces. Nous pouvons gérer l’opérationnel tout en grandissant en parallèle.»

Les femmes au top

Autre exemple: celui du couple professionnel formé par Rahel Knecht et Sladjana Baumann, pour qui le topsharing est une évidence, et une habitude. Avant de codiriger le cabinet de conseil Cedac depuis le début de l’année 2019, Rahel Knecht était codirectrice du développement du personnel au sein de la Mobilière: «Nous sommes deux femmes avec des enfants qui voulaient travailler à temps partiel, précise Rahel Knecht. Ce modèle de direction en binôme au sein d’une entreprise relativement petite nous offre d’importantes opportunités: nous multiplions par deux l’énergie investie, les connaissances techniques, les expériences acquises et les perspectives, explique-t-elle. Il ne s’agit pas d’une simple addition des ressources et des compétences, mais d’une combinaison de nos forces et de nos idées entrepreneuriales qui nous permet d’innover.»

Là aussi, il a pourtant fallu s’accorder. Rahel Knecht est arrivée dans l’entreprise il y a un an alors que son binôme y travaille depuis de nombreuses années: «Nous avons réfléchi très en amont à la manière dont nous allions prendre des décisions. Nous sommes libres dans nos choix, mais nous dictons nos décisions d’une seule voix.» Rahel Knecht cite l’exemple du recrutement. «Si ma collègue n’est pas convaincue par un candidat et que moi oui, je ne vais pas essayer de la convaincre. La décision d’engager une personne ne doit pas être subie par l’autre.» Pourtant, les deux codirectrices n’ont pas le même statut. Sladjana Baumann est également actionnaire majoritaire de l’entreprise. «Nous nous sommes toujours dit que si nous ne trouvions pas de consensus, la décision finale reviendrait à Sladjana. Mais ce n’est encore jamais arrivé.»

La fin du patron autocrate

Le topsharing, c’est un nouveau modèle de gouvernance d’entreprise, mais c’est d’abord la fin d’un mythe: celui du patron qui décide de tout, tout seul et pour tout le monde. Carlos Ghosn représente à lui seul cette figure archaïque du patron tout-puissant. Le président-directeur général de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi – inculpé par la justice japonaise en décembre 2018 pour l’utilisation des fonds de l’entreprise à des fins personnelles – est capable de ruiner le travail de plusieurs années de ses collaborateurs à l’issue d’une unique présentation PowerPoint. Les cadres japonais de chez Nissan s’en souviennent encore. Admirée autant qu’elle est crainte, la figure d’un Carlos Ghosn est une espèce en voie de disparition. «Nous avons longtemps vécu avec ce mythe qui a fait beaucoup de mal aux entreprises. Le topsharing réinstaure un dialogue à la tête d’une organisation.»

A Genève, Christian Oberson est consultant au sein du cabinet RHconseil. Il accompagne un nombre croissant de co-CEO dans leur future collaboration: «Les dirigeants d’aujourd’hui évoluent dans un monde de plus en plus complexe. Ils doivent être capables de faire davantage de choses. Cela peut être inhumain quand on est seul. A deux, on double l’expérience, le temps, les idées et l’énergie. J’y vois beaucoup d’avantages.» Christian Oberson est également codirecteur général de son entreprise: «Pour que le modèle fonctionne, il faut établir une collaboration et non pas seulement cohabiter.» C’est ce manque de partage qui a dynamité le modèle de codirection de Deutsche Bank. Anshu Jain et Jürgen Fitschen n’ont pas collaboré, ils ont géré leur département dans leur coin.

Mais comment instaurer ce partage? «En se donnant du temps ensemble pour se comprendre, mais aussi pour gérer des dossiers communs et nourrir la réflexion de l’autre avec sa propre réflexion. C’est un espace d’échanges.» Le topsharing n’est pas donné à tout le monde. Il implique une grande maturité psychologique des codirigeants: «Chacun doit être capable d’entendre les retours de l’autre, mais aussi les critiques, continue Christian Oberson. Il faut savoir traiter les tensions tout de suite et ne pas faire de l’évitement. En cas de désaccord, il se règle de manière privée. Dans toutes les circonstances, les codirigeants ont la responsabilité de rester cohérents vis-à-vis des collaborateurs. C’est bête à dire, mais le principal facteur d’échec d’un topsharing, c’est l’ego.»

Selon Irenka Krone-Germann, cofondatrice de l’association PTO (Part-Time Optimisation) et de la société We Jobshare, plusieurs entreprises suisses dans le secteur des services (bancaire, assurances ou technologies de l’information) «cherchent à promouvoir activement ce modèle, notamment pour les positions de cadres. Les spécialistes en ressources humaines et la direction doivent retenir les talents dont ils disposent. Une femme hautement qualifiée qui, après une dizaine d’années de vie professionnelle, attend son premier enfant peut vouloir travailler à temps partiel. Si son poste à responsabilités ne le lui permet pas, l’entreprise risque de la perdre pour toujours.»

Qui a encore besoin d’un CEO?

Mais le topsharing ne favorise pas que les femmes à des postes à responsabilités. Il attire aussi des hommes soucieux de concilier leur carrière et leur vie familiale. Irenka Krone-Germann avance d’autres arguments: «Au niveau sociétal, le topsharing est beaucoup mieux accepté. Nous sommes sur des postes à hauts revenus. Les hommes peuvent donc baisser leur temps de travail tout en maintenant un salaire confortable et un statut hiérarchique qui leur convient. C’est aussi valable pour les femmes. Ce modèle de topsharing favorise une équité de genre dans les postes à responsabilités.» Laurastar est le dernier exemple en date. Au début du mois de septembre dernier, Julie et Michael Monney – les enfants du cofondateur de l’entreprise fribourgeoise – ont confirmé qu’ils codirigeraient dorénavant la société familiale.

En dépit des cas pratiques, la démocratisation du topsharing pose une question plus provocatrice: à l’avenir, quelle entreprise aura encore besoin d’un ou d’une CEO? Le monde professionnel est en pleine ébullition. L’ère est à la collaboration, à la gestion par projets. On tente par tous les moyens d’abolir la hiérarchie. Dans cette révolution, les entreprises ont-elles toujours besoin d’un capitaine pour leur montrer le nord? A son échelle, le topsharing préfigure un monde professionnel où le pouvoir s’exerce collectivement.

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